mercredi 10 avril 2013

"Gagner sa vie" ou la perdre à la gagner...


L'air que nous respirons est chargé, d'interrogations, d'incertitude. Fabienne Swatly dans Gagner sa vie décrit le monde qui a basculé sous les années 80, les années Reagan/Thatcher, sous la forme d'un journal intime littéraire. Ce monde-là décrit par Swatly glorifie l'individu pour mieux l'écraser. Comment se construit la révolte de la narratrice ? Par connaissance de la théorie, par la lecture de Marx et Engels ? Non, par la vie comme elle est.

Les terrains de friche seraient les miens : cité du nord, pérégrinations au gré du marché du travail (quel terme ! nous rendons-nous bien compte de ce que nous disons ?). Elle verra que ceux qui prêtent leur temps en actions solidaires ou altruistes ne sont pas souvent payés de retour ; à l'usine, où l'on travaille sous les ordres, là où le temps de son corps est donné à la production, on est réglé par un chèque, et pas par la reconnaissance. 



Ainsi, comme par un fait exprès, le livre de Fabienne Swatly de 2006 fait écho à celui de Samira Sedira de 2013, que je viens de refermer. "Gagner sa vie" versus "L'Odeur des planches". Et tous deux sortent gagnants.
Là aussi nous assistons à un parcours de vie dont l'auteur n'a retenu que ce qu'il y a de meilleur, biographie de ce qui est subi, écrite  tout de même, avec tendresse toujours, de façon touchante souvent, au point qu'on aurait envie de prendre toutes les serveuses, toutes les ouvrières du récit dans les bras. Toutes ces femmes qui gagnent petit, qui gagnent dur. L'écriture de Fabienne Swatly rend amoureux alors qu'elle s'ingénie "trouver les mots qui mettent en colère".


  • "...c'est quoi comme travail, directeur de prison ?"

Le récit nous fait entrer par chapitres dans le monde associatif, commercial, industriel, carcéral. Tout sert en effet à une femme de 40 ans aujourd'hui qui a vécu cinq fois ce que vivaient les femmes du XVIII° siècle. 

La vie de ceux qui n'ont pas de spécialité est horizontale, riche s'ils ont la jeunesse et la santé pour eux, vide s'ils ne l'ont pas. 

L'usine ou Pôle emploi prend aux gens ce qu'aucun salaire ne saurait compenser, le temps du corps. Chair dont le thème traverse le texte de part en part, corps souffrant au travail, corps postés, corps blessés, corps enfermés. Ces corps dont parlait Michel Serres dans cet épisode la Légende des Sciences, comparant les peintres au tournant de la révolution industrielle. La vision du corps est idéalisée aujourd'hui que l'on est passé des âges de la Formation à celui de la Transformation puis à celui de l'Information. 



On aurait donc tendance à oublier ce que F. Swatly nous rappelle ici avec une douce force : tout n'a pas la subtilité de l'octet. Il y a une volonté de dissimulation, le corps est encore le lieu de la souffrance, les bêtes de somme sont toujours là, et pas qu'elles car il y a bien au moment où nous lisons ces lignes des enfants de 5 ans que l'on glisse par les tuyères des méthaniers pour qu'ils en décrassent les hydro-carbures -à six ans ils sont trop gros- au mépris de leur santé respiratoire, sinon de leur enfance tout entière. Roulons, roulons, c'est aussi au prix de l'asservissement d'autres humains et voilà que le piège se referme sur nous. C'est dire si le prix du litre est bien au-delà de ce qu'il paraît. 

Voilà comme on peut lire le roman de Fabienne Swatly "Gagner sa vie" ou perdre sa vie à la gagner. L'économie du roman va crescendo, avec une rigueur discrète qui nous emmène du particulier à l'idéal, du quotidien au manifeste, comme si la narratrice se révoltait au fur et à mesure que le texte avance. C'est à mes yeux la réussite de ce texte. 

Enfin, il faut saluer le beau travail d'édition et d'impression de La fosse aux ours, éditeur rhodanien qui privilégie la découverte de nouveaux talents.

"Gagner sa vie", de Fabienne Swatly
(Coup de talent FNAC, prix Léo Ferré), éd. La fosse aux ours.

jeudi 28 mars 2013

L'Odeur des planches. Quand le miroir se dérobe...

Ç'aurait pu être un roman, bien que récit. Un récit romanesque bien que témoignage biographique. Ç'aurait pu être un récit du désœuvrement, soulignant le cliché du comédien Sans-Théâtre-Fixe et sa déréalisation ; comme il y a des souffrances d'auteur sans éditeur.





Ç'aurait pu être le roman de l'effacement, de la dilution de l'artiste. Cela a même à voir avec la notion de gâchis que j'abordais dans mon précédent billet. Dilution dans le marché spéculatif des agences artistiques, de l'actrice qui pousse un jour, totalement solubilisée, lessivée, la porte d'autres agences, d'intérim.

Mais c'est plus que ça. Le cœur du récit de Samira Sedira est là, page 48, où l'artiste portraiturée en femme de ménage évoque sa disparition devant les miroirs qu'elle astique. C'est bien d'identité dont ce livre parle et de souffrances. Et avec légèreté s'il-vous-plaît, ce qui est d'une élégance bien venue tant le sujet est difficile (on pense au récent film Les Tribulations d'une caissière).

Identité sociale d'abord d'une actrice, dont toutes les infrastructures publiques de la collectivité avaient investi dans sa formation. Identité nationale d'une petite Oranaise arrachée comme tant d'autres qui furent attirés par le mirage français de la croissance glorieuse, en serviteurs du rêve de l'exil pour ceux qui restaient, artisans de leur propre engloutissement dans la bouche de Baal. Ils transmettaient à leurs enfants turbulents et joyeux l'espoir d'un mieux-disant matériel. Aujourd'hui ce sont des européens qui partent vivre en Algérie, 40 ans après...

La narratrice prend conscience avec la voix intérieure de l'écrivain, devant son fils qui la regarde frotter en dessinant, que cette idée de progrès indéfini a disparu ; que les enfants d'aujourd'hui, qu'ils soient immigrés ou non, ne vivront ni mieux, ni plus vieux, que leurs parents.

Cette douleur qui traverse tout le corps social lui donne des douleurs dans les os. Bien sûr pas tout le corps social, pas les gens qui l'engagent comme domestique.* Elle prend conscience à quarante ans de ce paradoxe que ne connaissent pas tous les comédiens, et surtout pas leurs élites : plus un travail est mal payé plus il coûte. Il faut être allé bosser au Mc Do ou dans des chiottes pour le savoir. Les reins brisés, les jambes fourbues, ce sont d'autres douleurs que celles endurées en plateau qu'éprouvera Samira. Il n' y a pas de métier facile. Mais tous ceux qui sont descendus de cheval se sont souvenus ce que valait une heure de travail : 9 € 40 brut.

Ce qui frappe à la lecture de Samira Sedira, c'est l'absence de commentaire sur soi-même, ou d'explication. C'est pourquoi on est plus dans l'écriture littéraire (quasi cinématographique) que dans le témoignage. Il y a du sens artistique dans la forme lorsqu'on passe, par exemple, du plateau d'un théâtre national à une chiotte (vous me direz que, des fois, franchement, c'est sans transition. On ne fait pas toujours la différence, en effet...). Samira Sedira a une écriture qui parle à l'oreille et aux tripes, privilège de ceux qui savent écrire.

C'est un livre d'une impudeur saine et courageuse. Le renoncement forcé à la scène et son artisanat pour le chemin balisé et mécanisé des trains de banlieue et des chiffons, est d'autant plus frappant que l'auteur incarne ce paradoxe contemporain : l'extrême fragilité de l'extrême compétence. Fragilité du seul capital qui ne produit pas de désastre, le patrimoine intellectuel, le talent. Mais qui prête à rire n'est pas souvent remboursé, disait le poète inspiré.

C'est parce que les artistes et toutes les personnes actives sont plongés dans un bain bouillant appelé "marché du travail" qu'il y a, nécessairement, des rebuts humain, du gâchis. Et cela finit de ne plus choquer personne. 

Sans jamais avoir l'air d'un manifeste, le livre de Samira nous emmène dans le quotidien digne, ô combien sensible, de sa petite vie qui est belle, qui sent les effluves du bord de mer, l'odeur des planches.


Or, ce livre en est bien un.


Sa facture est celle d'un récit intérieur et émouvant, où Samira ne peut masquer la température de sa révolte ; celle-là même qui produit les plus beaux fruits quand elle ne se fracasse pas sur les murs des commissariats. À frotter avec des produits chimiques on perd quelquefois la vue. L'art nous rend cette vue. Et si l'odeur des planches, elle, a disparu, n'ont pas disparu les espoirs de revanche, les rêves de naissance et de renaissance. Cet ouvrage en est peut-être le signe.


"Quand on me demande quelle est ma profession, je réponds tout en ayant l'impression d'usurper l'identité d'une autre que je suis comédienne. Le charme opère immédiatement, 
Ah quel beau métier ! Et dans quoi jouez-vous en ce moment ? 
Silence. Grand trouble sidéré." (p. 116)



Samira Sedira. Salon du Livre 2013. France-Culture.

Maintenant, il faut que je sois honnête avec le lecteur. Je ne suis pas un lecteur indifférent de Samira Sedira, car je l'ai connue naguère, alors que nous avions vingt ans, à l'Ecole de la Comédie de St Etienne, en 1989-90, époque à nulle autre pareille. Nous entrions pour deux ans dans cette fantastique école professionnelle de théâtre, nous assistions au premier Festival de la Convention Théâtrale Européenne et ce, pendant que le mur de Berlin tombait. Ça laisse quelques traces.


Je me souviens d'une comédienne malicieuse, un brin moqueuse comme j'étais un brin timide, et que je n'ai jamais pu rencontrer réellement. Elle n'est pas devenue une amie, parce qu'on ne se connaissait pas et qu'il y avait sûrement beaucoup de malentendus. Par la suite, nos parcours furent très dissemblables, quoique l'issue actuelle plus semblable. Nous ne jouons plus, nous écrivons. Comme nos camarades de promo Laura Desprein, Sophie Lannefranque, Renaud Lebas et récemment Fabrice Talon. Nous essayons de tenir un peu mieux les rênes de nos destinées que n'en laisse espérer la condition d'acteur aujourd'hui.

Les femmes dont elle parle, Samira, je les connaissais aussi. Elles habitaient en bas de chez moi. J'allais en nourrice chez elles à cette époque où je ne faisais pas encore de théâtre, ni ne savait que ça existait le théâtre, ni encore moins la littérature dans ce quartier où les flics ne vont même plus aujourd'hui. Mais Samira ne tombe à aucun moment dans cet écueil des excuses un peu vite invoquées, et il faut lui en être reconnaissant.

J'ai bien connu comme elle, et peut-être à un point plus avancé encore, le déclassement, l'exclusion sociale. Comédien devenu "has been" au lendemain d'avoir été un "espoir" et encore, même pas. Au lendemain de rien, sans transition ou presque. Samira Sedira a eu un parcours d'actrice au théâtre et pas des moindres. 

J'ai connu pareil déclassement plus tard vers trente ans, avec l'impossible excuse avancée par certains d'aucune discrimination basée sur mes origines. Le livre de Samira Sedira -et c'est agréable- ne tombe pas dans cet écueil, cette facilité. Je ne pourrais m'appuyer sur une gloriole passée, même fugace. Samira Sedira le fait par touches, avec modestie, ce qui fournit un contraste aveuglant à la photo qu'elle fait. 

Non, pour ma part, rien ou presque de spectaculaire. La discrimination sociale n'a pas de couleur, l'absence de réseau social des parents est un vrai handicap, l'absence des minimums de moyens matériels permettant à un jeune artiste de s'installer quelque part... tout cela agit aussi sûrement et avec autant de nuisance des deux côtés de la Méditerranée.

Il y a une aristocratie du milieu théâtral et celle-ci n'aime pas beaucoup qu'on la nomme ni qu'on la combatte. Appelons cela "l'arTistocratie". Mon parcours chaotique que je n'ai pas eu le talent de faire publier gênerait assez aux entournures si je le publiais, car  il ne prêterait pas non plus le flanc à ce constat des discriminations racistes au déclassement. 

J'ai, pour la coterie des petits pourfendeurs d'injustice, de rédhibitoires défauts qui ne font pas d'étincelles : picard, aux origines cathos... rien quoi... aucune aspérité particulière où accrocher une mauvaise conscience coloniale encore vivace. Et puis surtout, j'étais sûrement l'incarnation d'une discrimination plus taboue encore mais non moins cinglante que le racisme : l'origine socio-économique.

Samira Sedira et moi étions tous deux jeunes acteurs issus tous deux des quartiers populaires, où elle avait appris de son côté à avoir peur de la Police et de mon côté à avoir peur des Algériens. Il devait m'en rester quelque chose quand je n'avais que 20 ans. Ceux-là, nombreux dans nos classes de fils d'ouvriers, nous voyaient comme des maîtres, des riches, des dominants, parce que nous étions nés Français en France de parents Français. À Amiens, en 1976, ça ne faisait que 14 ans que cette guerre était finie et les esprits étaient encore échauffés, à juste titre...
Nos parents respectifs travaillaient dans les mêmes usines au coude-à-coude mais nous nous faisions copieusement insulter de "poules mouillées", des "sales français", et ceci tous les jours ! (cf. p. 98, une des plus belles). On se sentait menacé de rentrer le soir avec un gnon, de se faire déculotter en public, ou se faire crever les bouteilles de lait que nos parents nous envoyaient chercher. C'était usant.


Je sais donc ce qu'est la bêtise du racisme, et la colère des adultes répétées par des enfants ignorants les causes sociales et historiques dues à un siècle d'occupation de l'Algérie par la France. Cette précision est totalement hors-sujet par rapport à son livre, mais on n'a pas tous les jours l'occasion de lire le premier livre très réussi d'une camarade.


* L'Observatoire des inégalités en 2012 : 37% des jeunes d'origine étrangère sont au chômage de longue durée, alors que leurs parents travaillaient tous.


L'Odeur des planches de Samira Sedira, 
Ed. La Brune au rouergue 135 pages. 2013


lundi 25 février 2013

L’Homme aux mains rongées

Mon précédent billet "Mourir debout ou vivre à genoux" faisait référence au livre de Jean-Paul Galibert. Mais cet ouvrage a eu un tel effet sur ma conscience que je ne pouvais me satisfaire d'un billet apologétique.


Je tente d'y apporter ma pierre, mais Suicide et Sacrifice n'en reste pas moins une référence à se procurer de toute urgence. 

Pour être court et empreint de cette vertu explosive qu’on ne peut lui reprocher, il passe à côté d’un élément capital impensé, ou au moins non évoqué : le gâchis.

Plusieurs figures auraient pu être mises à profit pour illustrer l’hégémonie du néo-libéralisme sur nos vies à nous, êtres médicalisés et occidentalisés, en particulier celle du vampire.

Kronos a préfiguré celle-ci avec Baal qui recevait les offrandes d’enfants vivants. Kronos dévore ses enfants et emporte avec lui leur rire dans la tombe, tempus fugit. Or, la dévoration est une des angoisses de l’hommme les plus archaïques. Son omni-présence aujourd’hui peut expliquer cette anxiété généralisée où sont plongés les hommes, anxieux bien avant d’être suicidaires.

Goya, Kronos dévorant ses enfants.

L’hypercapitalisme dont parle Galibert produit et même surproduit. En surproduisant, il entraîne une casacade de conséquences ô combien néfastes pour l’homme et son environnement, à l’arrière des magasins : la déjection. Pour vanter le mobilier d'un resto, on prend rarement une photo de ses chiottes. Et pourtant...

Que rejete-t-il ce capitalisme dévorateur ? Des matières transformées et usinées, certes. Mais aussi les gens dont il n’a plus besoin, soit parce qu’ils ne sont plus aptes, soit parce qu’ils n’ont pas trouvé leur place dans la société qu’il surchauffe et qu’il met en état de régression anthropologique.

Ce gaspillage est la face verso de cette pièce de monnaie qui brille tant par sa capacité à produire et à innover. C’en est même l’effet secondaire au premier chef. Une des conditions non-avouées de la surproduction. 

Mais pire. Ce qui affecte l’homme et le rend fou est la conscience de se savoir vidé de sa substance. Ça, c’est le gâchis. 

L’hypercapitalisme se comporte comme un Dracula qui s’engraisse et laisse ses victimes dans un état végétatif : l’état suicidaire est non seulement une triste stratégie de défense, où l'être humain sain et sociable se replie en observation pour éviter d'être en prédation, mais c’est aussi le résultat mécanique de ce gâchis endémique, de la permanence de la non-utilisation de ses ressources, des savoirs acquis, de sa culture. 

Du danger de l’inutilité sociale vient cette angoisse fondamentale de ne plus exister du tout, et de vivre sans exister. 

le comte Vlad Drakul http://gvisy.free.fr/article.php3?id_article=39


Le chômage lui, peut être transitoire. Mais je pense pour illustrer ma pensée à cet altiste de haut niveau, médaillé du Conservatoire supérieur, qui ne put se payer un instrument d’exception, et qui arriva toujours second aux concours dans les orchestres nationaux où lui seront préférés un riche altiste Coréen ou Américain, mécéné par une banque, etc (plus on vient de loin mieux c’est pour les représentations mentales des snobs) et qui finit par aller donner quelques heures de cours -à 700 km de chez lui- dans un collège où son niveau musical ne pourra ni s’exprimer ni être perçu. Ce gâchis humain là est irrémédiable.

C’est le broyage d’une personne, désorientée de son désir d’utilité premier, formée pour une fonction spécialisée, quelquefois par l’Etat, au prix d’un investissement de la sphère publique conséquent, et qui n’a pas pu trouver d’emploi réel, de débouché adéquat, épanouissant et pérenne, qui n’a pu mener à bien ses projets pour des raisons quelquefois annexes, tenant au manque d’implantation, au déficit de réseau social de ses parents, ou même simplement par manque d’accès à un logement, par cette souffrance chronique d’être toujours un peu au-dessous du seuil fatal à toute réalisation de soi, le fameux seuil de pauvreté de 880 euros / mois...


Ce gâchis mène à la psychiâtrie bien sûr, par une dévalorisation de l’être social, par une perte immédiate de sens à son projet initial. 

Le suicide alors, comment s’étonner qu’il soit si présent, est une forme radicale du refus de l’inacceptable devenu quotidien : le gâchis de l’intelligence individuelle et collective, le gâchis de toute cette culture transmise, de toutes ces capacités à faire le bon, le beau, le bien.

Comme ce musicien, nous le sentons, nous perdons peu à peu l’usage de nos mains. Très jeunes elles ne servent plus guère qu’à actionner une manette où le but sera d’en tuer le plus possible. En vidéo à Paris. Mais un jour sur le terrain à Alep. 

L’homme aux mains rongées est celui malade de l’hypercapitalisme, de l’hyper-concurrence, qui nous plonge dans la gueule béante de Baal, suce la fraîcheur de notre sang par ce Dracula systémique, nous ronge petit à petit comme une lèpre de l’esprit.


mercredi 30 janvier 2013

Mourir debout ou vivre à genoux


"Suicide et Sacrifice, le mode de destruction hypercapitaliste

Le propre d'un ouvrage fulgurant est d'être dense, lumineux, et comme la foudre renfermer une énergie vitale que le titre ici ne laissait pourtant pas espérer.



Le postulat de Jean-Paul Galibert est que le capitalisme d'aujourd'hui possède des propriétés qui lui sont propres. Il part du constat chiffré qu'avec 900 pers. tous les mois* qui se donnent la mort, la France de ces dernières années ressemble à une considérable boucherie néo-libérale (on pense aussi à la vague de milliers de suicides chez les chefs d'entreprises Italiens, serrés à la gorge ou endettés à vie par leurs banquiers) Par une sorte de vice caché, d'humanité désséchée, le suicide est pourtant le dernier souci de nos dirigeants.

A la recherche du mobile de ce crime parfait Galibert sent rôder les coupables : "Quel peut bien être l'intérêt des nos sociétés à voir ce fléau social et humain augmenter ?". Inspiré par des travaux de Foucault mais aussi des récents ouvrages de J. Généreux ou Naomi Klein, le philosophe nous emmène très, très loin, dans un style brillant, acerbe, éclairant et foutrement fort ! 

Voici : d'ordinaire flanqué de préfixes comme ultra ou néo, Galibert requalifie le mode de production. Nous sommes entrés depuis une vingtaine d'années en Hypercapitalisme

Pas le capitalisme à-la-papa de production de valeur qui réinvestissait bien dans la production réelle, non, un animal bien plus rampant : Celui qui n'a plus besoin de salariés-mêmescelui inspiré des camps de travail chinois, russes ou allemands du XX°siècle. Celui qui offre à l'investisseur anonyme et lointain des profits confortables, mais dont les victimes sont plongées dans l'inconfort de l'angoisse (d'être viré) ou de la faim (émeutes en Asie), travailleurs réduits à l'état suicidaires, victimes incarnées aujourd'hui par les Good-Year (je salue mon ami Virgilio Da Silva, de Sud-chimie) les Contis, les Florange.

"Hypercapitalisme", heureuse contraction qui décrit ce Kapitalisme qui n'a plus rien d'humain, ni dans les procédés ni dans les objectifs, évoluant librement comme le renard libre au milieu de nous autres, volailles populaires.

Galibert emprunte cette porte d'entrée pour en ouvrir d'autres : 

à l'hypercapitalisme correspondent donc les hyperexigeances d'une entreprise moderne (Orange, Disney) au fascisme à peine larvé, aux méthodes managériales écrasant les cadres mais détruisant les petites-mains, et tous ceux qui, une fois poussés vers la sortie quand ils sont encore vivants ou en bonne santé, continuent de produire dans le sous-circuit rentable de la recherche d'emploi, de la formation continue, de la marchandisation des diplômes, des permis de travailler... L'Hypertravail.

Nous voilà contraints de continuer à produire par un travail d'imagination où nous-mêmes sur-valorisons ce que nous allons payer (aidés en cela par des médias omniprésents) en se serrant trois crans de ceinture ou pire, pour essayer d'atteindre ce que nous n'avons pas les moyens de nous payer (mais la prison du Crédit y rémediera un temps). Nous rêvons notre existence, plongés dans une inexistence au travail. Nous nous représentons l'espoir, nous nous projetons positivement un avenir toujours plus proche, le tout exploit ultime, dans un environnement mortellement angoissant et incertain.

Comment s'étonner dès lors que le suicide individuel -ou son état rentable- l'état suicidaire, n'accompagne pas le suicide collectif de nos sociétés "hétéro-dirigées" (comme disait Eco) par la main-de-fer de T.I.N.A ?

Mais à la lecture de cet ouvrage clair et simple au sous-titre sombre en diable "Le mode de destruction hypercapitaliste", se fait jour un sens inattendu :


  • L'état suicidaire où l'être humain sain et sociable se replie, en perte de liens et de sens, en observation pour éviter d'être en prédation, cet état de larve du suicidaire est un effet induit -et souhaité- d'un marché du travail saturé où chacun joue un rôle désespéré. 

Clef de compréhension déjà précieuse à ce stade pour tous ceux qui se sont culpabilisés un jour : "Faut-il que je sois si faible pour me trouver si mal ?"...


Mieux, pour Galibert -si je traduis bien l'esprit de son pamphlet- la vraie révolte n'est ni dans le repli suicidaire ni dans l'échec du suicide avéré. Le suicidaire, loin de se mouvoir contre quoi que ce soit, consent silencieusement aux effets de l'hypercapitalisme. Il lui rend service. Il entretien la terreur qui pèse sur ceux qui restent et seront peut-être les prochains. 

Se dégagent alors des horizons insoupçonnés qui sont de nature à guérir, ou à soigner au moins, des postures culpabilisantes restées sans réponses quand, entre ces lignes, l’on perçoit bien que l’état suicidaire est un consentement, non une posture de révolte par le repli. 

Les dernières lignes, assez lumineuses, de cet ouvrage non moins éclairant que je viens de terminer avec joie contiennent une puissance positive explosive, où Galibert réinterroge le fameux dilemme de Hamlet "Être, ou ne pas être". Il observe qu'il s'agit plutôt qu'un tétralemme : 

"Vivre sans exister, c'est souffrir, subir les injustices qu'il énumère, être exploité. 

Exister sans vivre, c'est être révolté et être tué. 

Être mort sans exister, c'est le suicide... 

Quant à la vie existante, c'est l'art, la création, ici le théâtre, seul facteur de vérité et joie."


Superbe ! à lire, relire ! et à aller lire, à haute voix, partout où la lumière manque !







* Chiffres INVS.fr

vendredi 25 janvier 2013

"Autrefois Outrebois" en lectures publiques


Autrefois Outrebois 
(janvier 2013)
 Ed. Mon Petit Editeur

Un récit que j'ai voulu tendre, 
musical et agricole. 


Commander le livre papier 
"Autrefois Outrebois" 

et en version numérique Kindle 

58 pages - ISBN : 9782342001259 - 
Récit - Edition brochée



Ehpad, petites structures d'accueil, centres de vie, maisons de repos...  Je me propose de venir auprès de vous, faire une lecture animée, vivante et musicale, car tout finit toujours en chanson.

Lecture Ehpad de Lamastre (07)

Quelles que soient vos conditions matérielles, nul besoin d'éclairage, de sonorisation, rien qu'un texte et son auteur >



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Petite revue de presse :

Le Petit Ecrivain
http://www.le-ptit-ecrivain.fr/Dernieres-lectures-archives.html#outrebois
16 mars 2013



"Autrefois Outrebois est une partition musicale que l'on vous joue au creux de l'oreille avec douceur et poésie. Benoît Rivillon nous écrivait qu'il partait lire ce récit sur les routes de France auprès des communes isolées, des publics perdus, des maisons de retraite oubliées... Monsieur, vous ne croyez pas si bien dire. Nous sommes partis avec vous, sur la route, en pensée, pour raconter cette apaisante promenade qui nous a amenés vers ce petit village, vers la vie. 

À celui qui vous lit, cher Benoît Rivillon, bien tranquillement chez lui, dans son petit intérieur, nous donnons un avertissement : Vous ne resterez pas immobile en lisant ce récit. Vous partirez en promenade, bercé par la voix du conteur dans votre tête, au rythme de Strauss, Schubert, Wagner, Beethoven, Mozart, Brahms... La musique vous accompagnera tout au long du chemin que l'auteur trace pour nous permettre d'accéder à la mémoire d'Outrebois. Les souvenirs font le lieu. Vous sentirez les bonnes odeurs de cuisine, vous entendrez le bruit des arbres, le chant des oiseaux dans cet "au-delà"(...) 

Essuyez-vous les pieds, vous entrez dans la maison d'Albertine. Bâtisse témoin du temps. La vie d'Outrebois s'anime sous l'œil de cette grand-mère attachante. Un récit entre temps et tempo. Battez le pas vers Outrebois. Vous y croiserez des personnages de caractère. Ils se souviennent, comme la nature, de 14-18, des années 30-40. La guerre est présente dans leur mémoire. Chaque époque à son armée. Une armée contre laquelle combattre. Autrefois Outrebois est un récit sur le temps qui passe. 

Et à la fin, la laa... le lecteur vibre."


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Nicolas Bonin, St Denis de la Réunion, 
Journaliste

"J'ai eu la chance de lire ce livre à la musicalité douce et mélancolique. J'ai aimé imaginer ce petit village à des milliers de kilomètres de l'île où je vis. 
J'avais l'impression de sentir l'air frais de la campagne picarde."


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Ma bibliothèque bleue: Autrefois Outrebois de Benoît Rivillon : un récit musical et rural d'une rare intensité !
 bibliobleu.blogspot.com/2013/02/autref…
— Sabine Ma Bibliothèque Bleue 25 février 2013

"C'est le second livre des éditions Mon Petit Éditeur que je découvre et j'en suis enchantée.
En quelques dizaines de pages, l'auteur brosse l'histoire d'un village de Picardie avec des mots justes et simples. 

La ruralité du récit est mise en musique et apporte une poésie indéniable au texte.
Une écriture profonde et sensible ! "
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"Vraiment superbe ton texte. Tu es vraiment un écrivain.
Une ambiance tout de suite. Beaucoup de sensibilité.
Une écriture sobre et juste. On est dedans, on est bien et on n'a pas envie d'en sortir.
Et tout ce qui est dit est mélancolique et humain.
Je le relirai pour le plaisir".

 Ariane Walter, Montpellier
Dramaturge, journaliste


______________________________pour les signatures-lectures en librairie, me contacter : benoit_rivillon@yahoo.fr _________


Quelques autres critiques : 


"J'ai beaucoup aimé ton récit. Etonnante est sa façon de combiner simplicité et complexité. Sa justesse tient à sa légèreté, plus d'une fois drôle, qui ne se sépare pas de sa profondeur. Il est vivant, et même vital, tout en maniant l'artifice.

Ce que je trouve particulièrement fort, c'est l'arc, difficilement praticable à bon escient, que tu parviens à tendre entre une campagne ancrée et ladite grande musique. 

Tu ne te contentes pas de transporter la seconde dans la première, mais rends sensible comme musique non sans grandeur une campagne et ses hommes, ses générations, et de ce fait, invites à rencontrer ladite grande culture pour ce qu'elle est toujours : une agriculture parmi d'autres - avec ses hommes, ses générations, ses modes d'exploitation (de composition, de décomposition), etc. - dont la grandeur indiscutée n'est qu'une évidence imbécile, tout comme le serait la petitesse indiscutée des paysans ou autres.
Tu réussis là un récit d'art, entre autres choses..."

Gérard Lépinois, Paris,
Dramaturge, essayiste

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"Nous ne pouvons vivre qu'en nous racontant des histoires. 
C'est notre force et c'est notre plus grand péril.
Je veux voir Outrebois parce que tu m'as fait voir un monde et que je veux t'envoyer une ou deux photos du réel de ce lieu forcément imaginaire...

Ton texte m'emmène ailleurs, 
il me conduit dans ta propre poésie, ton sens de la langue,
de la syntaxe, du lexique. 
Dans la tendresse, souvent inversée, que tu portes à ce monde..."

Raymond Godefroy, Amiens
 Ecrivain, Metteur-en-scène
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mercredi 16 janvier 2013

Relisant un conte : La Petite sirène, de Hans-Christian Andersen

L'enfance est peuplée d'histoires magnifiques que les grands-mères racontent : des chats dormants près des gâteaux fumants, des soldats de plomb unijambistes et amoureux, mais aussi des monstres marins imaginaires, des vampires, des fantômes auxquels on croit dur comme fer quand on a huit ans. Elle est aussi peuplée de craintes où l'adulte, le prince, apparaît tantôt comme un sauveur, tantôt comme un bourreau. Parmi celles-là, celles d'Andersen sont en bonne place dans nos mémoires.

H-C Andersen (1805-1875)

Mais qui était Hans-Christian ? Un simple fils de cordonnier danois, et le conte La Petite Sirène, daté de 1837, fut composé dans sa trente-troisième année.

Né à Odense en 1805, Andersen passe aujourd’hui pour l’auteur danois le mieux enraciné dans la culture populaire scandinave, selon son biographe et traducteur Jean Boyer. Un mélange de fantaisie puérile et de flegme dans la narration, très inspiré des couleurs des éléments de la nature. Ses contes ont le privilège rare d'être accessibles par toute personne de toute culture et de toute religion. Peut-être allons-nous le comprendre.

Je me souviens d’une lecture faite en classe de CE², qui m’avait beaucoup émue. C’est pourquoi j’ai eu beaucoup de plaisir cette semaine à la réitérer, car l’atmosphère magique de ce conte a traversé les années, et me fut restituée intacte, tout en me laissant apparaître des arrière-plans et des structures que je n’avais pas décelés alors. 

Une structure en trois parties, qui illustre trois mondes, et nous fait traverser trois épreuves. La Petite Sirène va passer par ces trois mondes dans un mouvement ascendant, une quête de la connaissance de l’amour et de l’au-delà, au-delà de son monde à elle. Elle va passer d’un infra-monde, l’élément liquide, quasi-transparent mais clos sur lui-même, à un monde physique plus transparent d’une réalité douloureuse, pour ensuite aller vers un monde de l’hyper-transparence, monde des filles de l’air, monde immatériel mais plein d’espoir. Rien que ça, offre les clefs d'une lecture possible...


De la transparence de la surface de l’eau, conscience du lecteur, jusqu’au fonds incertains d’où jaillissent des sirènes éplorées, Andersen nous emmène sûrement dans un univers poétique dont les cinq premières lignes de La Petite sirène font figure de manifeste :

Bien loin dans la mer, l’eau est bleue comme les bluets, 
pure comme le verre le plus transparent
mais si profonde qu’il serait inutile d’y jeter l’ancre, 
et qu’il faudrait y entasser une quantité infinie de tours d’église les unes sur les autres 
pour mesurer la distance du fond à la surface.


Voici donc le thème de la Transparence : l’eau, la surface de l’eau, la pureté. Pureté architecturale des églises, transparence des vitraux. Les fonds marins sont vertigineux, comme une infinité de tours d’églises qui, elles, touchent le ciel.

Des profondeurs abyssales au ciel, on a là une figure de chiasme, et déjà une immersion dans le fantastique par cette proposition que l’auteur nous fait d’empiler des cathédrales au fond de l’eau pour se représenter l’échelle. Il fallait oser.

Au passage, notons que le télescopage du monde marin avec le monde très aérien des églises fait rejaillir, par un effet de proximité, une superposition des images, une spiritualité possible chez des habitants lointains, exotiques et inconnus, du monde aquatique.

D’ailleurs la surface de l’eau est bleue, ce qui contient déjà en soi un symbole de pureté, d'intelligence, de la royauté (le royaume des cieux) dont elle reflète la couleur : le bleu du ciel médiéval ou du bleu mantel de la Madonne. Le monde sub-aquatique inconnu et inexploré, est un vaste continent obscur, un "ça" comme le dira Freud quelques décennies plus tard, vastes tréfonds de l’âme humaine.



Venons-en à elle. On a toujours envie de s’éprendre des vilains petits canards parce qu'il sont, comme le Petit Poucet, marqués d'une disgrâce physique ; idem cette petite sirène qui, pour magnifique qu’elle puisse paraître, n’en porte pas moins les marques d’une certaine monstruosité, ou en tout cas, pour être plus précis, les marques d’une nature différente. « C’était une enfant bizarre » nous dit Andersen qui nous a habitués à traiter du thème universel et touchant de la différence, de la disgrâce, du handicap.

Quand on lit La Petite Sirène et qu’on a huit ans, on entre dans le conte à toute vitesse. On ne sait pas encore que les sirènes sont des animaux marins qui portent aussi le nom de « lamantin », d’ailleurs espèce en voie de disparition. Mais plus sérieusement, on peut rapprocher les sirènes de l’origine mythologique grecque où l’on nous dit que la perfide Aphrodite (Vénus en latin) naquit de l’écume de la mer. Dans le conte qui nous intéresse, l’écume de la mer est, à l’opposé, l’état dernier, l’état de retour à la nature qui accompagne la mort d’une sirène. Renversement là encore.

L’écume, la naissance dans la mythologie, est ici la destination finale, la décomposition, la mort. Si les hommes retournent poussière, les sirènes elles, retournent écume. Mais cette petite Aphrodite-là ne trahit pas les hommes, ni ne les séduit à des fins perfides. Elle vit simplement dans l’admiration du genre humain, genre qu’elle ne voit que de très loin, avec une naïveté angélique, mais de très bas, depuis les profondeurs abyssales de sa demeure marine.

La description de cette demeure sous-marine nous offre une distorsion des couleurs. Il s’agit certainement d’un procédé narratif qui permet à la fantaisie de l’auteur de s’exprimer et peut-être aussi au lecteur, petit et grand, d’intégrer le monde de la Petite Sirène dans sa différence, dans son extra-territorialité. A peu de choses près, on dirait un paysage lunaire : des plantes jaunes, des arbres bleu sombre, un soleil rouge, tandis que le sol est « du sable le plus fin, mais bleu comme soufre enflammé ».

Alors là, mes amis lecteurs (que je sais Africains ou Québécois) je m’arrête un instant

Car enfin voyons : chacun sait que le soufre est jaune. Mais l’intérêt est ailleurs, il réside dans la définition même de « Sirène » telle qu’on la trouve dans le T.L.F «Trésors de la Langue Française». Selon la tradition hermétique, la tradition des alchimistes, la Sirène, c’est l’opération qui consiste en l’union du soufre et du mercure (le mercure étant appelé, tenez-vous bien : vierge !)

Et lorsque l’on voit que la grand-mère pare les filles avant leur sortie d’un lis blanc autour de leurs cheveux, on ne peut qu’être qu’être troublé par cette redondance inattendue du motif de la virginité… et de cet entourage planétaire : Vénus, Mercure et le père, roi des mers, Jupiter.
Lorsque je suis tombé sur cette définition inattendue de « Sirène », mon projet d'étude s'élargit soudain. Je me suis dit que le texte d’Andersen recelait peut-être plus d’arrière-plans que je ne le croyais... 

Car je me souviens bien avoir lu ce conte en classe d'école primaire, et bien sûr comme tout enfant, je me suis posé la question de la sexualité et du genre de la Petite Sirène. Mais comment fait-elle pour avoir des enfants ? Les poissons sont ovipares… 

Alors mammifère, ovipare ? Est-elle condamnée à n’avoir pas d’enfant, ou en d’autres termes : le monstre, tel le mulet, est-il stérile ? Les enfants se posent toutes ces questions ; et parmi vous il y a sûrement des gens qui se les sont posées comme moi à cette époque. 

On peut donc facilement imaginer que le désir non avoué, non décrit, est de troquer cette queue de poisson par deux jambes, car deux jambes de femme, ça signifie du même coup un sexe de femme… Or, on voit bien que le désir d'incarnation que vise la Petite Sirène passe aussi par la sexualité et la procréation, cette immortalité. 

Pour continuer dans le décryptage du texte, on peut relever des occurrences de nombres assez précis : douze huîtres, douze perles, six sirènes : 12/ 12 / 6.
On peut aussi relever la présence d’une structure verticale de 3 mondes, dans la chronologie des faits 3 épreuves, et la redondance des 3 siècles, durée de vie normale d’une sirène. Mais l’objet de cet article se limitant au rapport d’une lecture du conte et de sa littérarité, je m’arrêterai sur ces considérations d’ordre maçonnique ou alchimique, que je ne pouvais cependant pas passer sous silence, au moins pour le simple plaisir de vous faire part de ma découverte de profane !

Des éléments m’évoquent le folklore germanique comme le monde des Ondins, décrit dans la littérature comme «Undine» de Hölderlin. La présence de la Petite Sirène au mariage de son bien-aimé m’évoque le folklore germanique puisqu’il décrit la situation du premier chant du cycle Mahlérien des Lieder eines Fahrenden Gesellen « Wenn mein schatz hochzeit macht… » composé plus tard en 1905, certes mais qui puise dans un fonds culturel commun aux peuples germaniques et scandinaves.

Ce conte est aussi l’histoire de l’émancipation. 
La jeune fille de quinze ans obtient la permission de sortir la tête hors de l’eau.  Quinze ans, peut-être parce qu’Andersen, amateur de la beauté féminine, pensait qu’il y a une beauté particulière à cet âge là, comme Nabokov le dit beaucoup plus tard sous les traits d’Humbert Humbert. Lolita aussi a quinze ans à la fin du livre éponyme.
Et bien sûr, cette émancipation, cette sortie hors de l’eau est aussi la sortie de tous les dangers.

Le bouleversement des sens est au rendez-vous pour chacune de ses sœurs qui en fait l’expérience, et cela m’amène à considérer le bain originel de la Petite Sirène comme celui que nous avons tous connu : le bain amniotique. Il s’agirait donc comme de toute émancipation vécue par une adolescente, d’une renaissance. Le bain permanent de la mer (la mère) est synonyme de bulle protectrice. C’est un monde qui nous est décrit comme paradisiaque.

Il faut donc à cette Petite Sirène un certain courage pour aller à la découverte des sens, comme pour toute jeune fille de quinze ans qui éprouve des sensations amoureuses. Sa 4° sœur fut moins hardie et se limita à regarder de loin et non éprouver physiquement les choses. Sa deuxième sœur eut peur d’un chien, comme d’un cerbère annonçant le caractère non-paradisiaque, pour ne pas dire infernal, de la vie sur terre.

Dans sa volonté d’aller plus loin que ses congénères, la Petite Sirène commet une transgression qui lui sera fatale. Elle va passer un pacte d’immortalité avec la sorcière qui n’est pas sans rappeler le pacte de Faust avec Mephistophélès. Le chemin qui mène à la sorcière est fait de remous impétueux, de passages étroits, il est comme la voie naturelle du col de l’utérus un chemin de tourments pour l’individu à naître et un chemin de non-retour. 

A ceux qui trouveraient ces élucubrations quelque peu hasardeuses, il faut noter qu’on appelait les sorcières jusqu’à une période récente des «mangeuses d’enfants», mais aussi des faiseuses d’anges (c-à-d des avorteuses). (Simone Veil en 1974 s’était vue traitée de «sorcière» à l’Assemblée nationale...). 

Andersen touche peut-être là à ses propres souvenirs très enfouis, souvenirs inconscient universels, bien entendu. 

La descente de la Petite Sirène vers le repaire de la sorcière c’est l’épisode tremblant de la peur. Elle croise sur le chemin l’image de sa propre mort sous la forme d’un squelette de Petite Sirène, ce qui est un prémisse, un signe avant-coureur. Mais elle persiste. Pour gagner le cœur du Prince, elle accepte de troquer sa voix. Or, quoi de plus précieux pour une sirène ? 

Ce qui nous retranspose une fois encore dans la mythologie puisque chez Procné et Térée, la sœur qui a la langue coupée devient rossignol et c’est la naissance du chant (et selon le Pr Pierre Maréchaux, de l’opéra). Mais le pire est que la Petite Sirène perd son organe musical (ô combien féminin) pour gagner seulement une apparence humaine, mais sans pouvoir non plus parler ! La sorcière l’a donc privée des moyens d’être tout à fait humaine, puisque privée de la parole, portant la trace ancienne, le stigmate, d'un état animal.

Elle  traverse alors trois épreuves :

  • 1° la douleur : marcher sur ses nouvelles jambes. 
Tout le monde s’émerveille de la voir mais en réalité elle souffre le martyr (pour l’anecdote on pense au martyr des top-models d’aujourd’hui…)

  • 2° la frustration : ne plus pouvoir chanter ni pouvoir révéler pourquoi, puisqu’elle perd aussi la parole.
On peut dire qu’elle a échangé l’art contre l’apparence ; et pire, contre la promesse incertaine d’une âme. Elle est entrée dans un marché de dupe pour avoir renié ses origines et sa nature.

  • 3° le choix : devoir tuer le prince qu’elle aime pour survivre (selon les bons conseils de la sorcière), le dilemme. 

Sur le pont du bateau, la joie des marins après le mariage ramène la Petite Sirène à une tragique circularité puisqu’on se souvient de la magnifique première impression qu’elle eut à travers la vitre. Mais cette réalité directe est moins enviable que celle entraperçue à travers la transparence des vitres du hublot. 

En clair, elle a rejoint la condition des hommes qui connaissent la souffrance pour avoir voulu la connaissance (Adam et Eve), ou bien pour voir plus clair (Platon, l’allégorie de la caverne).

C’est là qu’elle préfère la mort éternelle plutôt que de tuer.



Puisque tout le conte est basé sur la volonté d’une ascension, d’une plus grande connaissance, d’une plus grande acuité dans les sensations, nous relevons l’image poétique qui passerait presque inaperçue de la fleur, dont la grand-mère raconte que sur terre elle est non seulement d’une couleur différente de celle qu’on imagine, mais de plus elle exhale une - odeur -  quoi de plus léger et poétique riche en sensations, qu’un parfum...

A travers la figure de la fleur, on voit déjà qu’il y a là le symbole du passage d’une réalité physique, la tige, les pétales d’une fleur, la couleur de ses pétales, à une sensation inconnue, l’odeur, une essence, un parfum, enfin quelque chose d’immatériel et pourtant de profondément troublant.  (« Harmonie du soir » ou Mallarmé « l’idée d’une fleurl’absente de tout bouquet. ») On ne s’étendra pas sur l’importance des odeurs, des phéromones, dans le processus amoureux et même érotique. Ceci, à mon avis, dévoile encore un sens caché à notre tentative aléatoire d’interprétation de la Petite sirène.

De plus, lors de sa première sortie, elle aperçoit le prince derrière une vitre, après avoir contemplé le monde d’en haut à travers l’épaisseur de l’eau. Et là je m’arrête de nouveau, car la vitre est bien l’élément matériel transparent par excellence : c’est ce qui éloigne physiquement, mais qui rapproche visuellement. L’eau est transparente mais tout de même d’une certaine opacité. Aussi, à cause de la diffraction de la lumière dans l’eau on ne voit l’éclat des étoiles du ciel que déformé. Là encore, on peut dégager une thématique de la transparence dans ce conte, qu'il serait intéressant de développer au travers l’œuvre d’Andersen.

Une fois revenue du monde d’en haut, qu’elle a une certaine conscience donc, la Petite sirène pose à sa grand-mère la question de la mort. Arrive alors la réponse de l’essence spirituelle des hommes. Ils sont dotés d’une âme, les sirènes, non… C’est l’amour d’un homme qui donne une âme à celle qui est aimée. (pour Andersen ici, seulement dans le sacrement du mariage)

C’est à ce moment qu’après avoir emmené son lecteur dans le monde quasi paradisiaque des sirènes, Andersen procède à un réajustement du statut de l’homme. 

A ce moment là de ma lecture, le parallèle devient évident entre le mouvement ascensionnel de l’âme des hommes vers un au-delà, et l’ascension de la sirène de son monde marin imaginaire, de son infra-monde vers le monde des hommes.

Filles de l’air 
Monde des hommes
Mondes des ondins 

Dans chaque sphère des épreuves. 
L’irréversibilité de la mort rend son imminence insoutenable chez les ondins, alors que chez les hommes, surmonter les épreuves est la promesse d’un repos éternel.

Une seule allusion à Dieu apparaît à la toute fin du texte comme étant un royaume promis au terme de trois cents ans d’épreuves pour les filles de l’air. On est bien dans un domaine universel de «l’épreuve» commune à beaucoup de philosophies, et notamment dans la tradition protestante, quand on sait l’importance de «l’épreuve» dans l’enseignement moral du chrétien protestant. De plus, chez les Luthériens le moment de la mort est signe de plénitude, de joie, de lumière, à condition qu’elle soit méritée. On le voit par exemple dans les œuvres de musique sacrées de l’époque, passions, oratorios, cantates de J.S Bach, Schütz etc

Par sa mort, la Petite Sirène devient invisible, donc complètement inaccessible et s’élève sur un nuage, liquide en suspension mais diaphane, mais évanescent, elle accompagne les enfants de l’air, des anges (peut-être) ou bien des enfants qui auront croisé une quelconque sorcière ou faiseuse d’anges.

On a donc un mouvement général qui emmène le lecteur depuis les profondeurs de l’élément liquide, on l’a vu bain originel où les couleurs sont extra-ordinaires, vers un monde plus aérien, le nôtre, qui est aussi le royaume de la douleur, pour aboutir enfin à un monde de l’hyper-transparence, le monde des filles de l’air, monde immatériel, divin, et plein d’espoir.

Tout dans le conte de la Petite Sirène tend vers le haut. 
Conte de la curiosité, du désir, du progrès, du féminin, de l’ascensionnalité. 
De quoi nous tirer vers le haut.



je sais, je sais...

Ma photo sur le chemin de Guernesey

Port de Guernesey Janvier 2017